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Méthode par projet et légitimité du dirigeant : le facteur humain au cœur d’un changement organisationnel, par Alexandra Couston et Isabelle Pignatel

Les changements organisationnels (fusions, plans sociaux d’entreprise, mise en place de nouvelles structures ou technologies) ne sont pas toujours couronnés de succès. Souvent conduits dans l’urgence à la suite de mauvais résultats ou sur injonction hiérarchique, ils déstabilisent les salariés. Le changement est pourtant inhérent au fonctionnement des organisations. L’exemple de la COMUE UCA (Université Côte d’Azur) illustre une réussite fondée sur l’engagement des collaborateurs autour d’un projet. 


L’éclairage apporté par une organisation publique


Le changement organisationnel est souvent synonyme d’échec

Dans le secteur privé, il est estimé que 70% des changements organisationnels n’atteignent pas leurs objectifs. De nombreux échecs ont été médiatisés ; citons les exemples d’Orange (risques psycho-sociaux), de Daily Motion (restructuration lors de son rachat par Vivendi), de Dorel (plan social chez Bébé confort), et enfin de General Electric (optimisation fiscale).

L’échec du changement organisationnel est avéré lorsque le syndrome du survivant apparaît. Initialement identifié auprès des rescapés de l’Holocauste, ce syndrome a été transposé par les chercheurs en psychologie (Brockner et al., 1988) à l’analyse du comportement des salariés restant après un changement organisationnel. Le syndrome du survivant peut être qualifié à partir d’une batterie de symptômes (démotivation, colère, peur, critique de la stratégie, stress, dépression, fatigue…) dont l’apparition traduit la rupture de l’équilibre entre les attentes de l’organisation et celles des salariés.

Les pistes explicatives classiques de ce décalage analysé par les chercheurs en sciences de gestion (Combes et Lethielleux, 2008) sont les suivantes :

– le déficit dans la conduite du changement, souvent mal préparée, mal anticipée ou imposée sous la contrainte (France Télécom). Le changement organisationnel s’accompagne fréquemment d’une modification profonde des rapports entre les salariés et l’entreprise, et des fonctions voire des métiers de l’entreprise. Ces différentes modifications reçoivent une réponse organisationnelle incomplète (coexistence d’une organisation par projets avec une organisation centralisée…) et ne parviennent pas à éliminer le syndrome des tuyaux d’orgue lié au travail en silo et les effets délétères (déresponsabilisation, démotivation, inefficience) d’une organisation du travail fragmentée (Adam-Ledunois et Damart, 2019).

– la méconnaissance des risques organisationnels en lien avec l’utilisation croissante des logiciels de gestion des activités ou Enterprise resource planning (ERP). Ceux-ci exigent des délais considérables d’apprentissage (Chanut-Guieu, 2007), ont des impacts négatifs sur l’implication des salariés (Thevenet, 2011) et n’apportent pas les substantielles économies promises (Combes et Lethielleux, 2008).

Souvent invité à s’inspirer des méthodes du secteur privé (Jeannot et Rouban, 2009), le service public apporte un éclairage complémentaire sur les freins et les leviers à activer à l’occasion des multiples réformes en France (transports, hôpitaux et assurance chômage). Réputé résistant au changement, le secteur public a pourtant permis d’implémenter des innovations organisationnelles radicales, comme l’illustre l’administration publique belge (Vandenbergh, 2018).

Le cas d’un changement co-construit : le cas d’UCA (Université Côte d’Azur)

À partir d’une investigation dans le service public, nous avons analysé un changement organisationnel conduit à terme lors de la création d’une COMUE dont la réussite s’est appuyée sur les bénéfices issus de la co-construction d’un projet avec les parties prenantes (Couston et Pignatel, 2018) et sur la légitimité du dirigeant au sens de Suchman (1995) : « la légitimité [est] une ressource opérationnelle […] que les organisations extraient – souvent pour des visées concurrentielles – de leurs environnements culturels, et qu’elles utilisent pour poursuivre leurs objectifs » (Suchman, 1995, p. 575).

Dans le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche, la loi ESR (2013) a conduit des établissements universitaires à se regrouper pour une meilleure coordination territoriale en créant une COMUE, ou COMmunauté d’Universités et Établissements dont la composition, la gouvernance et la gestion peuvent varier en fonction des spécificités territoriales.

La COMUE UCA est une structure originale créée en 2015 entre l’université de Nice et des établissements privés du territoire, organisations aux finalités différentes, aux objectifs divergents et parfois en concurrence ou en désaccord. Le changement de présidence en 2012 a entraîné un changement de posture, la nouvelle Présidente de l’Université de Nice se positionnant comme un acteur voulant créer une rupture dans les pratiques et les habitudes de l’Université soulignées comme limitantes dans les rapports AERES (2011) et PERSAN (2013).

L’objectif de rassembler des partenaires locaux ou régionaux au service de la COMUE est posé dès le début du projet. Ce dernier est basé sur trois piliers clairement exposés : « une vision scientifique ambitieuse et disruptive ; une relation désinhibée avec les collectivités et les entreprises, dédiée à la dynamique économique du territoire ; une gouvernance simple, efficace et apte à décider rapidement ».

La méthode s’appuie sur la capacité d’action collective à partir du projet conduit par la Présidente de l’Université, entrepreneur institutionnel (Bréchet et al., 2009) qui a permis de surmonter les limites des changements dits « top down » dans les organisations.

Les étapes essentielles se sont articulées autour :

  • Du déploiement fort de la communication interne et externe à partir d’une vision collective annoncée : « C’est d’autant plus important de franchir le pas si on est en forte concurrence » ;
  • De la recherche permanente de consensus large et de co-construction avec des rencontres et des réunions périodiques pour faire émerger des projets collectifs du terrain : « On est parti sur des réseaux interpersonnels pour que sur des projets chacun trouve sa place » ;
  • De la valorisation des objectifs à atteindre : « Cette expansion à l’international… » ;
  • D’une priorisation volontaire puisquela question de la gouvernance n’a pas été un préalable au travail collectif afin de ne pas engendrer de rivalité ou de tension : « On a pris le temps, on est parti du projet et pas de qui a le pouvoir dans une structure » ;
  • D’un dialogue constant : « Il faut expliquer tout le temps, faire de la pédagogie, reprendre de la hauteur » (Couston et Grisoli, 2020)

L’analyse de ce regroupement dans le contexte universitaire montre que le leader du changement a su donner sens, valeurs et finalités pour transformer une organisation en surmontant les clivages inter-organisationnels et en mobilisant l’ensemble des acteurs. Ce leader s’est appuyé d’une part sur un pouvoir légitime (lié au statut, à la position hiérarchique et aux valeurs défendues), d’autre part sur une finalité légitime, car commune aux différents partenaires : créer une nouvelle organisation pour obtenir une meilleure performance globale (obtention de fonds, évaluations positives, classements favorables des institutions, internationalisation).

La double légitimité du leader : inhérente à sa fonction et à sa personnalité

La légitimité repose sur la capacité du leader à démontrer l’aspect positif et légitime du projet au niveau de chaque acteur dans l’organisation (vision et cohérence du projet comme de la réussite collective portées et défendues ; argumentation sur le besoin en ressources et l’attractivité internationale ; précisions apportées sur le modèle visé et décrit, intégratif des parties prenantes internes et externes, volonté de pérennisation des actions avec une vision collective qui optimise les atouts de chaque entité…).

Mais la légitimité s’appuie également sur des qualités intrinsèques à l’individu : sa motivation et son implication ; son expertise et ses compétences en lien avec ses réussites passées, ses réseaux, sa réputation ; la confiance qu’il inspire en lien avec sa transparence, ses explications et justifications ; sa capacité à mobiliser les croyances et les valeurs des groupes, à identifier les critères de performance pertinents et à les partager ; son pouvoir lui permettant de relever les défis, d’avancer dans les difficultés, de convaincre la gouvernance ; son leadership : explication, capacité à convaincre, à donner de l’autonomie aux groupes et à les légitimer dans leurs actions en intégrant toutes les communautés internes et externes ; sa loyauté à travers l’objectif de pérenniser son action au-delà de propre participation…

Ainsi, le leader légitime devient le pivot qui supplante l’organisation, motivé par la même quête de légitimité que les organisations dont il dépend. La réussite du projet mené dans le contexte universitaire constitue une performance et entérine sa légitimité, tout autant que celle de son leader.

Charge aux entreprises de s’inspirer de cet exemple de réussite et de faire piloter le changement par un leader reconnu comme légitime par son organisation et en capacité de rendre à son tour légitime le changement.

Alexandra Couston

Professeure associée en Marketing, Kedge Business School

Isabelle Pignatel

Professeure associée de comptabilité et de communication financière,

directrice du département Comptabilité, Contrôle et Audit, Kedge Business School

Références

Adam-Ledunois, S., & Damart, S. (2017), « Innovations managériales, attrapons-les toutes ! Design d’une méthodologie d’analyse critique des objets de management », Revue française de gestion, 43(264), 117-142.

Brechet, J. P., Schieb-Bienfait, N., & Desreumaux, A. (2009), « Les figures de l’entrepreneur dans une théorie de l’action fondée sur le projet », Revue de l’Entrepreneuriat, 8(1), 37-53.

Brockner, J., Grover, S., Reed, T., DeWitt, R., & O’Malley, M. (1987), “Survivors’ reactions to layoffs: We get by with a little help for our friends”, Administrative science quarterly, 526-541.

Chanut-Guieu, C. (2006), Changements organisationnels, succession de changements et satisfaction en milieu associatif : le cas d’un réseau d’associations familiales, thèse de doctorat, Aix-Marseille 2 ?

Combes, M., & Lethielleux, L. (2008), « Comment prédire et expliquer l’échec des changements organisationnels », Revue française de gestion, (8), 325-339.

Couston Gautier, A., Grisoli, M. L., & Pignatel, I. (2021), « L’étude d’un partenariat public-privé à la lumière de la nouvelle gouvernance publique : le cas de la construction d’une communauté d’universités et d’établissements dans l’enseignement supérieur français », Management international, 25 (numéro spécial), 165-185.

Couston, A., & Grisoli, M. L. (2020), « De l’appropriation des contraintes à l’initiative stratégique : l’étude de deux constructions institutionnelles universitaires », Recherches en Sciences de Gestion, (1), 67-96.

Jeannot, G., & Rouban, L. (2009), « Changer la fonction publique », Revue française d’administration publique, (4), 665-672.

Thévenet, M. (2011), « Enchanter le travail », Transversalités, (4), 39-57.

Vandenbergh, J. M. (2018), « Comment une innovation organisationnelle radicale devient-elle la référence dans l’administration publique ? NMP et NWoW dans la fonction publique fédérale belge », thèse de doctorat, université de Liège.


Site internet Theconversation.com : « Finances de la SNCF : “Il y a quelque chose de pourri au Royaume de France” », « Réforme de l’hôpital : la logique reste productiviste », « Assurance-chômage, les discrètes manœuvres financières derrière la réforme ».

Site internet Les Échos : « Restructuration : éviter le syndrome du survivant », « France Télécom : le procès des années noires ».


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
public (30 mai 2023). Méthode par projet et légitimité du dirigeant : le facteur humain au cœur d’un changement organisationnel, par Alexandra Couston et Isabelle Pignatel. Public ! Consulté le 2 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pwaz


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