Comment fabriquer une action publique soutenable ?, par Johanna Barasz et Hélène Garner
Le rapport de France Stratégie “Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique” propose un nouveau référentiel pour une action publique à la fois durable, systémique et légitime. Articulée autour d’une orchestration cohérente des différents domaines de politiques publiques, et d’une planification renouvelée les inscrivant dans la durée, la « stratégie nationale des soutenabilités » proposée dans ce rapport doit permettre de concilier enjeux environnementaux, sociaux et démocratiques. Johanna Barasz, cheffe de projets « Action publique, société, participation » à France Stratégie, et Hélène Garner, directrice du département Travail, emploi, compétences à France Stratégie, nous présentent aujourd’hui ce rapport.
Par Johanna BARASZ et Hélène GARNER
Vous observez que l’État n’est pas suffisamment armé pour conduire des politiques publiques soutenables. Comment l’expliquer ? Et comment y remédier ?
« Trop de plans, pas assez de Plan » avec un P majuscule : c’est le titre d’une des parties du rapport qui liste notamment la cinquantaine de plans et stratégies initiés depuis 2013. Que ce soit au niveau national ou régional, on ne manque pas aujourd’hui de plans ou de stratégies censés donner un cap aux acteurs et garantir leur inscription dans la durée. Le constat que l’on fait dans le rapport, c’est que la plupart de ces plans et stratégies reposent sur des diagnostics étayés, affichent des ambitions structurantes. Leur point faible, c’est qu’ils ne sont généralement pas articulés entre eux, ni en termes d’objectifs et de moyens, ni en termes de calendrier. Pour la plupart d’entre eux, leur opposabilité juridique est faible, voire nulle, ce qui constitue un frein important à leur déploiement et à la mobilisation des acteurs privés et publics, nationaux ou territoriaux. Enfin, beaucoup demeurent peu suivis, peu évalués, voire peu financés. Au final, la question qu’on se pose dans le rapport, c’est : est-ce que cette multiplication de plans et de stratégies ne nuit pas en définitive à l’efficacité et au déploiement de l’action publique ? Au lieu de donner à voir un cap, une vision d’ensemble à tous les acteurs, cette profusion tend plutôt à alimenter un sentiment d’incohérence, de défaut de priorisation et, paradoxalement, de navigation à vue de l’action publique. On développe assez longuement dans le rapport l’exemple de la lutte contre le réchauffement climatique pour laquelle on dispose de stratégies. Sur le papier, on a tout. Et pourtant, le compte n’y est pas. C’est une partie du diagnostic qu’on a appelé l’ « action publique empêchée ».
Vous appelez à une planification “au spectre large” sur les enjeux environnementaux. Quels sont les enjeux ?
Il y a plusieurs manières de planifier. Il y a une pluralité de scénarios disponibles pour parvenir à la décarbonation qui ont été présentés par l’ADEME ou par RTE. Cela montre, c’est très important, qu’il n’y a pas un chemin unique, mais différentes manières de faire, différentes visions du monde contrastées, potentiellement conflictuelles dans leur rapport à la technologie ou à la sobriété, qui permettraient d’arriver à cette décarbonation. Ce qui est important, c’est que les conflits qui opposent les acteurs ne portent pas uniquement sur la valeur des choses. Ils ne peuvent pas tous se fixer ou se régler par la fixation de prix. Les oppositions portent sur des visions du monde, sur des intérêts défendus, industriels, politiques, médiatiques, sociaux, etc., sur les pouvoirs, les ressources dont disposent les uns et les autres. On a besoin de débattre collectivement des chemins possibles et d’anticiper ce qu’on a appelé des « conflits de soutenabilité » intrinsèques à ces choix majeurs. On a besoin de les anticiper pour s’y préparer et pour trouver ensemble les leviers d’une juste répartition des efforts à fournir. Planifier nécessite d’avoir une stratégie claire avec des objectifs de moyen et long termes qui reflètent nos engagements et nos préférences collectives. On a aussi besoin ensuite de les mettre en pratique avec des processus, des indicateurs qui nous permettent d’élaborer, de déployer, puis d’évaluer des politiques publiques soutenables.
Quelle organisation de l’Etat et des processus de décision cela impliquerait-il ?
Cette planification renouvelée reposerait sur trois piliers, trois dispositifs. Le premier, c’est l’adoption en début de législature d’une stratégie nationale qui découlerait d’un cadrage politique et qui prendrait, à l’instar des anciennes lois de plan, la forme d’une loi de programmation quinquennale. Ces objectifs de long terme, à 10, 20 ou 30 ans, pourraient se construire autour des objectifs de développement durable (ODD), qui sont une référence aujourd’hui largement partagée des soutenabilités, mais cette stratégie devra s’articuler autour de l’impératif de décarbonation dont la nature vitale, mais aussi l’horizon chiffré à 2050, justifient que ça en constitue le socle sans exclure les autres objectifs environnementaux et sociaux des soutenabilités. Deuxième pilier pour que cela s’inscrive dans la durée : il faut une grande loi générale, une sorte de « LOLF des soutenabilités » qui fixe la nouvelle organisation de l’État et du pouvoir exécutif au-delà des échéances électorales et des changements de majorité. C’est cette grande loi qui préciserait de quelle façon ces principes doivent être déclinés dans la loi de programmation quinquennale. C’est cette loi aussi qui créerait ce que nous avons appelé l’« orchestrateur », le troisième pilier du dispositif. On a en effet besoin de concevoir la machinerie politico-administrative qui serait susceptible de déployer cette stratégie nationale. Aujourd’hui, il existe beaucoup d’institutions qui interviennent à différents moments du cycle de vie d’une politique publique. Mais ce qui manque, c’est une orchestration de l’activité de ces institutions dans un processus coordonné et qui garantit la réussite de la planification, qui garantit qu’on atteint les objectifs qu’on s’est fixés. On utilise dans le rapport la métaphore de l’orchestre. L’orchestrateur, ce n’est pas le compositeur. Le cadrage politique, comme les décisions finales, doivent procéder de l’autorité politique. Il est par nature collaboratif, donc il joue avec tous les instruments pour exécuter la partition. Il agirait à la fois en complément et en relation avec les administrations, les ministères, les collectivités territoriales et tout l’univers des opérateurs et des agences qui ont des périmètres et des missions tangentes aux enjeux de soutenabilité. Enfin, cette orchestration devrait relever du chef du gouvernement, compte tenu de la dimension à la fois transversale et structurante de ces enjeux pour l’ensemble de l’action publique. Concernant ses principales fonctions, elles peuvent être regroupées en trois grands pôles : d’abord, préparer, instruire et suivre la stratégie nationale. Deuxième grand pôle de fonctions : assurer le déploiement de cette stratégie et garantir la cohérence des politiques publiques, des feuilles de route ministérielles et des stratégies territoriales. Cela passe par l’accompagnement des administrations et la coordination avec les territoires, la compilation des données de suivi de ces feuilles de route, mais aussi des stratégies territoriales. Cela peut aussi prendre la forme de contrôles de conformité, par exemple des études d’impact aux objectifs de la stratégie nationale et des évaluations in itinere. Enfin, troisième pôle de fonctions : animer le débat public, s’assurer de la participation des parties prenantes, mais aussi diffuser une culture des soutenabilités, ça nous semble extrêmement important, via de la formation, de la fourniture d’expertise, l’outillage d’une communauté d’acteurs publics engagés sur ces enjeux.
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Vous proposez une stratégie pour un “continuum délibératif” rénové. Manque-t-on de concertation et de participation aujourd’hui ?
Nous sommes aujourd’hui dans un contexte de très grande défiance démocratique. Et pourtant, nous devons articuler des enjeux complexes, des intérêts contradictoires et surmonter, dans ce contexte, ce que nous avons appelé des « conflits de soutenabilité », c’est-à-dire des tensions entre des objectifs vitaux, des temporalités différentes, entre lesquels on ne peut pas arbitrer avec du simple bon sens, mais pas davantage avec un seul signal prix. Pour prendre ces décisions qui nous engagent et qui engagent aussi les générations futures, nous avons un besoin impératif de démocratie et de participation, et ce, à toutes les étapes, de la conception à l’évaluation, en passant par la mise en œuvre et le déploiement territorial de la fabrication de l’action publique. Pour que ça marche, le respect d’un certain nombre de conditions est impératif. Je n’en citerai que deux, peut-être les plus essentielles à nos yeux : d’abord, il faut prendre la participation au sérieux. Il faut que les citoyens et les parties prenantes sachent exactement pourquoi on les consulte et ce qui sera fait, ce qu’on fera des résultats de leurs travaux. Deuxièmement, il faut que le calendrier de ces consultations soit sincère. Il faut que les décisions ne soient pas déjà actées au cours du processus ou que d’autres événements ou décisions parallèles viennent percuter ou rendre caduques les consultations en cours. En d’autres termes – c’est probablement une des leçons de la Convention citoyenne pour le climat–, plutôt que de multiplier les arènes de consultation – il y en a déjà beaucoup et certaines marchent très bien –, ce dont on a besoin, c’est de mieux « brancher » la participation dans le circuit de la décision politique. Cela nécessite que les institutions de la démocratie représentative, en premier lieu le Parlement, aient les moyens effectifs, en temps, en moyens, y compris humains, et en compétences, de s’emparer de la parole citoyenne et de l’intégrer à ces délibérations. Il n’y a pas, à notre sens, de solution de continuité, et encore moins de contradiction entre le renforcement de la démocratie participative et celui de la démocratie représentative. C’est en ce sens que nous parlons de « continuum délibératif ».
Un mot de conclusion?
Pour conclure, je crois qu’il faut souligner que tout le monde a aujourd’hui conscience de l’urgence à agir. Avec, par exemple, la création du Secrétariat général à la planification écologique, avec le lancement du CNR, la prise de conscience politique est en cours pour à la fois mieux intégrer les enjeux de long terme dans la fabrique de nos politiques publiques, davantage les coordonner, et pour favoriser leur appropriation collective. Ce que propose le rapport, c’est une méthode pour outiller cette nouvelle volonté politique. Nous sommes très heureux de pouvoir les présenter aujourd’hui et de mettre en débat ces propositions.
Johanna BARASZ
Cheffe de projets « Action publique, société, participation », France Stratégie
Hélène GARNER
Directrice du département Travail, emploi, compétences, France Stratégie
Références
Le rapport : Johanna Barasz et Hélène Garner (coord.), Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique, France Stratégie, mai 2022. https://www.strategie.gouv.fr/publications/soutenabilites-orchestrer-planifier-laction-publique
« La planification doit être l’occasion de revivifier la démocratie » (2022), Revue L’Hémicycle, n°509, automne 2022. https://lhemicycle.com/2022/10/03/le-numero-509-vient-de-paraitre/
« Soutenabilités : futur des politiques, politiques du futur » (2022), Futuribles n°450, septembre-octobre. https://www.futuribles.com/fr/revue/450/soutenabilites-futur-des-politiques-politiques-du-/ Les Cahiers des soutenabilités : https://www.strategie.gouv.fr/publications/cahiers-soutenabilites
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
public (31 janvier 2023). Comment fabriquer une action publique soutenable ?, par Johanna Barasz et Hélène Garner. Public ! Consulté le 12 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pwak