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“Bureaucratie” dans Encyclopédie du management public, par Emil Turc

L’Encyclopédie du management public, publiée en 2022 par l’Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE) sous la direction scientifique de Manel Benzerafa-Alilat, Danièle Lamarque et Gérald Orange, propose à travers 220 entrées rédigées par 150 chercheurs et praticiens spécialistes de rendre compte des concepts, théories et écoles de pensée qui caractérisent le management public, en France comme à l’étranger, tout autant que des grandes évolutions qu’ils ont connues. En s’intéressant également à leur contexte d’apparition, à leurs modalités concrètes d’application, à leurs résultats et leurs limites, cet ouvrage permet d’éclairer toutes les phases de l’action publique, depuis sa conception jusqu’à l’évaluation de ses résultats. Avec le souci de diffuser les savoirs en gestion publique, et en écho aux travaux et publications du bureau de la recherche de l’IGPDE, l’équipe de rédaction du blog « Public ! » vous propose de découvrir progressivement une sélection d’entrées de cet ouvrage.

Nous inaugurons cette série avec l’entrée « Bureaucratie » rédigée par Emil Turc, maître de conférences HDR à l’IMPGT. Pour approfondir ce thème, nous vous invitons à consulter le dernier numéro de la revue Action publique. Recherche et pratiques (n°15, 2022/3, décembre 2022), disponible en accès libre à l’adresse suivante : https://www.economie.gouv.fr/igpde-editions-publications/action-publique-recherche-et-pratiques-15-bureaucratie


Par Emil Turc


Il est rare qu’un concept se maintienne et interpelle avec succès la société et l’ensemble des dis­ciplines humaines et sociales deux siècles durant. La bureaucratie fait partie de ce cercle restreint. Présente en philosophie, psychologie, sociologie et sciences de gestion, elle continue d’envahir le discours public et les représentations collectives. Sa présence en littérature est totémique : elle y éclaire les rapports extrêmes de l’individu et de la société dans des registres comiques (Courteline, Messieurs les ronds-de-cuir, 1893) ou dramatique (Kafka, Le Château, 1938). Cette omniprésence indique des appropriations multiples et une attention toujours soutenue, mais signale paradoxalement la difficulté de définir cette notion. La bureaucratie est-elle une forme d’organisation, une culture aliénante de la règle, un idéal de rationalité, un système de gouvernance de l’action publique, ou un amour démesuré des papiers et des formalités ? Incarne-t-elle une réalité empirique ou l’idéal qui mesure l’impéritie de nos actions collectives ?

 

Historiquement, le terme bureaucratie est forgé vers 1740 par l’économiste physiocrate de Gournay. Il dénonce un mode de fonctionnement qui prend la « domination sur l’État » et, par ses interventions directes et excessives, porte atteinte aux libertés économiques et à la prospérité du commerce. Cet usage péjoratif est amplifié pendant la Révolution française et le Directoire lorsque l’on juge que « les fonctionnaires censés n’être que de dociles exécutants du pouvoir mettent en place un règne illégitime des bureaux, abusif, inefficace et tracassier » (Eymeri-Douzans, 2005). C’est donc avec Hegel (1821) que la bureaucratie sera réfléchie pour la première fois favora­blement, comme forme rationnelle, voire idéale, d’organisation du pouvoir de l’État. Les principaux traits bureaucratiques de la fonction publique garantissent la neutralité et le désintéressement des fonctionnaires. Solidement amarrée au droit, elle articule le lien entre les citoyens et un État de droit qui incarne leurs libertés concrètes.

Type pur (idéaltype) et traduction(s) organisationnelle(s) de la bureaucratie

Avec Max Weber (1922), c’est pourtant la sociologie qui pose la bureaucratie comme véritable objet d’études en sciences sociales. Elle y est avant tout un « type pur » à vocation scientifique, un artefact dont les vertus pédagogiques permettent de dévoiler le sens profond de l’action de l’État et de l’activité sociale, et dont la clarté de l’abstraction est acquise au prix d’une certaine « irréalité ». Weber choisit donc de décrire cette organisation par une somme de principes :

  • ses membres n’obéissent qu’aux devoirs de leur fonction, avec un périmètre de compétences clairement délimité ;
  • dans le cadre d’une hiérarchie d’autorité impersonnelle ;
  • les emplois sont obtenus après sélection fondée sur la qualification professionnelle et ne peuvent être appropriés par leurs occupants ;
  • les membres sont rémunérés par un salaire régulier, sont promus à l’ancienneté ou par leurs supérieurs, mais échappent à l’arbitraire ;
  • ils exercent leur fonction comme unique profession et y sont soumis à une discipline et à un contrôle stricts.

En outre, la rationalité est posée comme l’instrument de la supériorité bureaucratique et le rempart contre toute forme de « dilettantisation ». Dans la sphère publique, l’application rigou­reuse de savoirs surplombants, légaux et technocratiques, engendre les règles impersonnelles qui, associées à la densité des contrôles, assurent la prévisibilité de l’action administrative, sa performance économique et technique, et la confiance des administrés. Sur une note plus tempérée, M. Weber entend la rationalisation croissante des sociétés modernes comme un cheminement vers le « désenchantement du monde », vulnérabilité qui ne manquera pas d’être exploitée par les critiques de la bureaucratisation de l’époque.

Il importe de préciser que la fascination actuelle pour la rationalité bureaucratique méthodique (formelle ou procédurale) a tendance, à tort, à occulter des éléments clés de la pensée wébérienne, dont la diversité des rationalités, l’éthos bureaucratique et le rapport à l’expertise. En rappelant que la mission du gouvernement est de mettre en balance des choix politiques, éthiques et socié­taux, M. Weber attribue aussi au fonctionnaire une rationalité « matérielle » et empirique, celle du jugement explicite qui met en balance – dans un but d’intérêt général – des valeurs, intérêts et conséquences potentiellement concurrents (Weber, 1922). Celui-ci déploie une véritable exper­tise bureaucratique, dynamique et croissante par effet d’expérience « issue des dossiers », qui peut le guider dans l’incertitude. Or, les rapports entre expertise, autonomie et contrôle restent gouvernés chez M. Weber par une conception culturaliste. Le « mode de vie » bureaucratique engendre chez le fonctionnaire wébérien une éthique bureaucratique qui, parallèlement à la structure formelle de l’organisation, l’incite à intérioriser la contrainte et à se soumettre aux instructions hiérarchiques, mais aussi à agir comme contrepoids si nécessaire. M. Weber traduit cette inclinaison dans une logique de l’honneur, de la loyauté et du désintéressement : « en l’absence de cette discipline morale et d’un tel reniement de soi, au sens le plus élevé, la machine bureaucratique entière tomberait en ruine ».

Pour les sciences sociales, la modélisation première de la bureaucratie comme idéaltype est le point de départ de nombreuses controverses qui se propagent au XXe siècle. Ainsi, la théorie des organisations a traduit la bureaucratie wébérienne en une structure organisationnelle informant la décision managériale et soutenant le regard scrutateur des évaluateurs des performances de l’action collective. Cela soulève de nombreuses questions : la bureaucratie est-elle mécaniste ? Existe-t-il plusieurs types bureaucratiques ? Quelle est la teneur du qualificatif bureaucratique ?

La « bureaucratie mécaniste »

Un exemple éclairant est celui de Tom Burns et Georges Stalker (1961) et de Henry Mintzberg (1979) dont les travaux ont popularisé en sciences de gestion la notion de « bureaucratie méca­niste ». Pour les premiers, les principes de la bureaucratie wébérienne et ceux de l’organisation industrielle du début du XXe siècle se confondent, les seconds apparaissant comme des reformulations des premiers. Ils s’inscrivent explicitement dans les filiations de Max Weber, Henri Fayol, Frederick Taylor, Mary Parker Follett, Chester Barnard ou Philip Selznick, pour identifier les structures organisationnelles mécanistes. Ce sont :

  • des structures de contrôle, d’autorité et de communication hiérarchiques/verticales ;
  • avec une concentration des savoirs et des décisions au sommet de l’organisation ;
  • une spécialisation claire et une différenciation forte des tâches, des fonctions, des unités et des responsabilités ;
  • un accent fort sur l’obéissance et la loyauté des membres ;
  • une organisation des processus par les instructions et les décisions des supérieurs, ainsi qu’une large formalisation des procédures et des méthodes.

Deux décennies plus tard, H. Mintzberg identifie définitivement la bureaucratie mécaniste. Il en définira les traits dans un langage organisationnel plus précis, en ajoutant aux points précédents une conception fonctionnelle des unités de travail, avec une taille large au niveau opérationnel et resserrée à mesure que l’on remonte les échelons d’un organigramme, une décentralisation du pouvoir horizontale qui offre aux technocrates la possibilité de codifier les processus, une planification et un contrôle de facture verticale et enfin, un manque de dispositifs de liaison pour compenser ces nombreux cloisonnements. Prêtant durablement à confusions, la traduction réduc­trice des principes wébériens incarnée par la bureaucratie mécaniste sera néanmoins portée par sa grande lisibilité, son entrée dans le répertoire basique de l’enseignement, et certaines défenses renouvelées de la bureaucratie.

Pourtant, M. Weber indiqua très tôt qu’il entendait inclure dans le domaine bureaucratique des organisations de nature professionnelle comme les hôpitaux, les fondations ou les églises. Ainsi, on distingue volontiers de nos jours les bureaucraties légalistes (semblables dans leurs structures aux formes mécanistes) du bureau-professionnalisme. H. Mintzberg lui dédie d’ailleurs l’un de ses types structurels, celui de la bureaucratie professionnelle typique des organisations hospitalières ou universitaires, dans laquelle :

  • le niveau opérationnel est constitué de professionnels regroupés et formés par spécialités, qui peuvent se coordonner en transversalité pour produire des prestations sur mesure ;
  • cette coordination s’effectue spontanément, grâce à la normalisation des compétences et aux attentes mutuelles de rôle ;
  • les professionnels jouissent d’autonomie dans leurs activités, le pouvoir est décentralisé et la technocratie peu influente ;
  • les cadres intermédiaires sont eux-mêmes des experts, légitimes pour endosser en complément des rôles administratifs et d’encadrement ;
  • les professionnels sont appuyés par des services de soutien (aides-soignants, services de scolarité, services administratifs) qui doivent fonctionner en revanche selon les principes d’une stricte bureaucratie mécaniste.

Ici, la place de l’expertise bureaucratique wébérienne est naturellement reconnue et intégrée dans la pensée organisationnelle (Nass, 1986).

Critiques, débureaucratisation, nouvelles bureaucraties

La notoriété de l’organisation bureaucratique, sa mobilisation durable et son identification (parfois abusive) dans le monde socio-économique ont suscité un fort courant critique en sciences sociales. Celui-ci renvoie à de sérieux problèmes pour l’administration et l’administré : pertes d’efficacité, sous-rendements, dégradation de la qualité et de la relation de service, corruption notamment. Les explications remontent à une remise en question des postulats de la bureaucratie mécaniste : à la rationalité de l’acteur administratif, toujours limitée et imparfaite, au déplacement des buts qui fait des règlements une fin en soi, aux dysfonctionnements et conflits internes inhé­rents, à la capacité des acteurs aux logiques contradictoires de déployer des stratégies personnelles, de manipuler le « système bureaucratique » et engendrer des blocages (Crozier, 1963 ; Crozier, Friedberg, 1977), voire à la difficulté bureaucratique d’entretenir des relations collaboratives avec les usagers pour soutenir la légitimité de l’action publique.

Certes, la cible de ces critiques est une bureaucratie hypostasiée et mécaniste, mais elles eurent pour effet un appel quasi généralisé à la débureaucratisation de l’administration publique par l’atté­nuation de certains de ses traits. Les modes d’entrée varient : revoir l’équilibre de pouvoir entre l’administration et l’administré (motivation des actes administratifs), simplifier les documents, réduire les hiérarchies, mettre en œuvre une décentralisation des pouvoirs ou des décentralisations fonctionnelles, alléger les contrôles, habiliter/encapaciter, les agents dans les prises de décision, importer des outils de gestion du privé, infuser de nouvelles valeurs partagées (Eisenstadt, 1959).

Plus récemment, la pensée de la nouvelle gestion publique a dominé les réformes du secteur public, allant jusqu’à proclamer la faillite de la bureaucratie (Osborne, Gabler, 1992). Or, dans les systèmes administratifs de tradition continentale, la bureaucratie n’a été ni oblitérée, ni remplacée. La trajectoire constatée a posteriori est une modernisation axée sur une plus grande sophistication des systèmes en place, l’adoption d’instruments de management des performances, d’outils plus flexibles de gestion des ressources, d’une meilleure orientation client/usager.

À l’émergence d’un État néo-wébérien (Pollitt, Bouckaert, 2004), on appose la conti­nuité de l’organisation bureaucratique, capable de se réinterpréter, d’évoluer et de se maintenir sous diverses formes. Des propositions comme la bureaucratie tempérée ou achevée (Guillemot, Jeannot, 2013), light (Desmarais, 2008), libérale (Giauque, 2003) ou néolibérale (Hibou, 2012) émergent. Une piste prometteuse pour penser les bureaucraties du XXIe siècle est celle de l’hybridation interne des populations, des valeurs et des modes de régulation, avec une affirmation plus forte des dispositifs et pratiques de management de la performance pour dessiner de nouvelles bureaucraties orientées vers les résultats (Turc, 2020).

Ce que l’on peut en revanche tenir pour certain, c’est que la question du devenir de la bureau­cratie dans les organisations publiques ne cessera point de susciter passions et débats.

 

Références

BURNS Tom, STALKER Georges, The Management of Innovation, Londres, Tavistock, 1961.

CROZIER Michel, Le phénomène bureautique, Paris, Le Seuil, 1963.

CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhard, L’acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977.

DESMARAIS Céline, « Encadrer sous contrainte dans les fonctions publiques », Revue française d’administration publique, 2008, vol. 128, n° 4, p. 659-664.

EISENSTADT Shmuel N., « Bureaucracy, bureaucratization, and debureaucratization », Administrative Science Quarterly, 1959, p. 302-320.

EYMERI-DOUZANS Jean-Michel, « Bureaucratie », dans Dictionnaire des notions, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2005, p. 131-132.

GIAUQUE David, « Nouvelle gestion publique et régulation organisationnelle, La bureaucratie libérale », Revue internationale des sciences administratives, 2003, vol. 69, n° 4, p. 663-692.

GUILLEMOT Danièle, JEANNOT Gilles, « Modernisation et bureaucratie, l’administration d’État à l’aune du privé », Revue française de sociologie, 2013, vol. 54, n° 1, p. 83-110.

HEGEL Georg, Philosophy of right, Oxford, Oxford University Press, 1967 (1re éd. 1821).

HIBOU Béatrice, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.

MINTZBERG Henry, The Structuring of Organizations, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1979.

NASS Clifford, « Bureaucracy, technical expertise, and professionals: A Weberian approach », Sociological Theory, 4 (1), 1986, p. 61-70.

OSBORNE David, GAEBLER Ted, Reinventing Government: How the Entrepreneurial Spirit Is Transforming the Public Sector, New York, Addison-Wesley publishing company lnc., 1992.

POLLITT Christopher, BOUCKAERT Geert, Public management reform: A comparative analysis, New York, Oxford University Press, 2004.

TURC Emil, « La Bureaucratie orientée vers les résultats : Proposition d’un objet hybride pour la recherche en management public », mémoire pour l’HDR en sciences de gestion, Aix-Marseille université, 2020.

WEBER Max, Economy and society: An outline of interpretative sociology, révisé par ROTH Guenther, WITTICH Claus (dir.), Berkeley, University of California Press, 1968 (1re éd. 1922)

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
public (14 février 2023). “Bureaucratie” dans Encyclopédie du management public, par Emil Turc. Public ! Consulté le 12 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pwam


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