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L’enseignement de la gestion en France, par Franck Bournois

Dans cette interview vidéo pour Public !, Frank Bournois, directeur général d’ESCP, professeur de management et auteur d’ouvrages reconnus sur le leadership, nous présente l’ouvrage collectif qu’il a co-dirigé avec Alain Burlaud, L’enseignement de la gestion en France. Identité, défis et enjeux, paru aux éditions EMS en 2021. Une discussion qui revient sur la genèse, les transformations et la place des sciences de gestion dans le paysage universitaire, mais aussi sur leur rôle au sein de la société.

Je suis Franck Bournois, professeur de sciences de gestion, directeur général de ESCP, passionné par les sciences de gestion et avec la spécialité de la préparation des cadres supérieurs et dirigeants, que ce soit dans le secteur public ou privé. J’ai été président du jury d’agrégation pour le recrutement des professeurs des universités et, actuellement, je suis membre du conseil de surveillance, à l’échelle mondiale, pour le groupe Mazars.

Pouvez-vous décrire à grands traits l’institutionnalisation des sciences de gestion en tant que discipline universitaire ?

Pour ce qui concerne l’institutionnalisation des sciences de gestion, on peut dire, si on regarde l’histoire, qu’elles sont les petites-filles et filles des sciences économiques et dudroit. D’ailleurs, les lauréats du concours d’agrégation sont des agrégés des facultés de droit et de gestion. La formalisation de ces sciences de gestion a connu, en gros, trois phases.

Tout d’abord, la fin des années 1950 jusqu’au milieu des années 1970, avec, sous l’impulsion de Gaston Berger, la création des IAE, les instituts d’administration des entreprises, suivant les grands besoins des entreprises pendant les Trente Glorieuses. Et puis, les premiers agrégés de gestion sont arrivés au milieu des années 1970.

Il y a une deuxième phase, je crois, qui est celle de la fin des années 1970 jusqu’au début des années 2000, pendant lesquelles les universités et les écoles ont beaucoup recruté d’enseignants-chercheurs. De plus en plus d’étudiants, aussi, se sont inscrits. Il y a eu des doctorats en plus grand nombre dans les écoles et, aussi, des habilitations à diriger des recherches. Le tout dans une phase, aussi, d’internationalisation.

Et puis, il y a une troisième phase, qui est celle qui va des années 2000 à maintenant. Le champ des sciences de gestion progresse. Il progresse dans leurs territoires, management public, management privé, mais, aussi, on voit la poussée des écoles, des business schools, qui sont dans une harmonie croissante avec les universités, obtenant, d’ailleurs, pour les écoles de gestion, le grade de master et le grade de licence. La discipline est en situation de maturité, avec un recrutement croissant, pour les maîtres de conférences dans les universités, pour les professeurs associés dans les écoles. Les effectifs passent de 40 000 à 160 000 en 20 ans dans les écoles. Et puis, le nombre de chercheurs en gestion produit une masse de publications de plus en plus passionnantes à l’échelle mondiale.

L’ouvrage est critique sur les transformations récentes de l’enseignement et de la recherche en gestion, pourriez-vous expliciter pour quelles raisons ?

J’entends par le mot « critique », bien entendu, les deux acceptions, c’est-à-dire les plus et les moins de cette discipline. Je crois que ce qui est vraiment très caractéristique et positif pour les sciences de gestion, c’est cette notion d’interdisciplinarité : des sciences qui sont des sciences de l’action, des sciences au carrefour d’autres sciences, que ce soit le droit, que ce soient les mathématiques, la psychologie, la sociologie. Là, les sciences de gestion sont des sciences de l’action au carrefour d’autres sciences. S’il y a, peut-être, des critiques, du côté négatif, c’est que la discipline peut parfois manquer d’agilité, dans un monde économique qui devient de plus en plus incertain, changeant, de plus en plus numérique. Les sciences de gestion ne doivent pas suivre le changement, simplement, des pratiques des entreprises, elles doivent les précéder. Et ceci est très exigeant. C’est pourquoi il y a des articulations passionnantes entre l’enseignement et la recherche, l’une, la recherche, nourrissant l’enseignement, et l’enseignement permettant, naturellement, d’aborder les vraies questions de recherche et de les précéder. La dimension prospective est clé.

La gestion est une discipline dont l’imbrication avec le monde professionnel est sans doute le plus fort, parmi les disciplines de sciences sociales. A votre sens, de quelles manières participe-t-elle à la compétitivité des entreprises ?

Si la gestion avait un drapeau, comme un pays, ce seraient, en effet, les mots « compétitivité » et « performance », qui caractérisent la gestion. Nous avons besoin de répondre au besoin de talents des entreprises et la gestion contribue à la compétitivité à travers plein de choses : à travers l’entrepreneuriat, à travers le management d’incubateurs, à travers tout un tas de connaissances et à travers de la recherche-action. Je crois qu’en France, on peut être très fier de la mise au point des conventions CIFRE, dans les années 1980, qui ont contribué à mettre des doctorants en action dans le management des entreprises. C’est une vraie fierté que l’on peut avoir en France. Le recrutement impose, aussi, pour les professeurs dans les écoles et dans les universités, d’avoir des spécialités, de pouvoir interagir avec les praticiens. D’ailleurs, dans les cas de recrutement, on fait très attention à l’expérience professionnelle. Personnellement, en tant que directeur général d’ESCP, j’impose, à partir de la rentrée 2022, que tous les professeurs recrutés devront avoir au moins une année d’expérience en entreprise dans leur domaine, en plus, bien entendu, de leurs capacités de chercheur. La performance, la recherche de compétitivité, est au cœur de ce que doivent mobiliser les acteurs, enseignants, chercheurs, de sciences de gestion.

Quels grands enjeux à relever retenez-vous pour la discipline aujourd’hui et à l’avenir ?

Comme discipline scientifique, ce qui est fabuleux avec les sciences de gestion, c’est que l’on ne s’ennuie jamais. Les défis sont très nombreux. Je pourrais en citer beaucoup, mais, simplement, on a besoin d’un enseignement supérieur français de recherche fort, avec une saine concurrence entre les écoles et les universités. Voilà un enjeu. Un deuxième enjeu, par exemple, c’est la solidité d’un enseignement supérieur, pas seulement français, mais européen et, d’ailleurs, tout ce qui se passe dans les universités européennes le prouve. Il faut aussi, troisième enjeu, poursuivre plus que jamais la recherche appliquée en gestion. Quatrième enjeu, c’est la pédagogie numérique, dans une situation qui suit la phase de pandémie Covid. Aussi, le rôle critique que joue la formation continue des managers dans le management public et privé tout au long de la vie, ce que les Anglo-Saxons appellent le lifelong learning. Aussi, je crois, la nécessité d’avoir une prospective à l’échelle internationale de ce que seront les besoins des entreprises dans les années 2030-2040. Enfin, la diversité des corps professoraux et des chercheurs, en sexe, en expérience professionnelle, en nationalités. Et puis, enfin, s’il fallait en donner un dernier, faire en sorte que l’on sache utiliser les ressources des praticiens, de ceux qui sont des experts, avec une expérience de management, que l’on sache utiliser ces talents de transmission dans nos universités et dans nos écoles.

Quel regard portez-vous sur la place de la gestion publique dans l’enseignement de la gestion et ses évolutions dans le temps ?

La gestion publique n’a pas toujours été valorisée à sa place. Il faut qu’elle occupe encore une place de choix. Elle est apparue un petit peu, au cours de l’histoire, comme minoritaire en nombre de spécialistes, mais c’est vraisemblablement une gestion complexe. La gestion, si elle concerne toutes les organisations, concerne aussi, beaucoup, les organisations publiques, plus complexes, encore une fois, que les organisations privées. Pourquoi ? Parce qu’il y a des questions de moyens, des questions de marchés publics, des systèmes de rémunération peut-être moins flexibles, la place importante des partenaires sociaux et puis des statuts de personnels. Toutes ces problématiques ne sont pas nécessairement celles des organisations privées. Heureusement, de nombreux spécialistes sont apparus dans les écoles, dans les universités, qui se sont employés à développer le management public, comme à travers l’association AIRMAP, l’Association internationale de recherche en management public, avec des spécialistes comme, parmi d’autres, Patrick Gibert et Véronique Chanut ou encore, aussi, à ESCP, ici, Jean-Michel Saussois.

Le management a également pris une place grandissante au sein de l’État, à mesure que se sont développés, depuis les années 1960, un « souci de soi » de l’État et de sa réforme, la recherche en gestion a-t-elle également directement alimenté cette modernisation de l’État ?

Oui, la recherche en gestion a directement alimenté cette modernisation de l’État, parce que de nombreux cadres de l’État se sont d’abord eux-mêmes formés après des formations antérieures dans les universités et les écoles. Ils se sont spécialisés dans de grands secteurs, avec des diplômes pointus dans le monde des ressources humaines, dans le monde de la logistique, dans le monde des achats, de la comptabilité, du contrôle de gestion. Cela a fait croître les spécialistes enseignants de gestion. Et puis, dans des secteurs différents de l’État, que ce soit la défense, la justice, la culture. C’est une très bonne chose, car le cœur de la gestion, c’est bien l’allocation de ressources rares. C’est un exercice très difficile et la gestion, pour moi, s’apparente beaucoup à la médecine, car on fait, en permanence, des diagnostics, des choix de traitements, des remèdes appropriés, des pronostics, aussi, sur le futur et la transformation des organisations. La transformation, c’est un mot qui est au cœur de la recherche en gestion et ça a véritablement apporté à la modernisation de l’État. Je suis marqué par le nombre de congrès, de colloques qui sont menés et par cette énergie qui existe à promouvoir le management public, comme vous le faites, d’ailleurs, à l’IGPDE, de façon remarquable. Ça se fait aussi à l’étranger, je me souviens que le Premier ministre suédois avait monté toute une structure pour voir comment on pouvait importer, d’autres pays européens, de bonnes pratiques en matière de management public. C’est fondamental et je pense qu’il faut que cela continue dans les années qui viennent.

Quel rôle des Chambres de commerce et des écoles de commerce voyez-vous dans le développement économique de la France ?

On peut parler, bien sûr, du développement économique de la France, de nos entreprises françaises, mais, aussi, de leur dimension internationale en dehors de la France. Les chambres de commerce ont beaucoup aidé. D’abord, parce qu’elles ont été à l’origine, historiquement, de la création des écoles, parce qu’il y avait des besoins économiques après les crises, après les guerres napoléoniennes. ESCP a été créée en 1819 et d’autres écoles ont été, aussi, créées en régions, particulièrement à partir des années 1870. Les chambres de commerce ont beaucoup aidé à la construction ou à la mise en lien des chefs d’entreprise avec les jeunes diplômés. Les écoles de commerce ont permis cette constitution d’un grand réseau d’acteurs. Elles ont aidé beaucoup, aussi, récemment, à autonomiser leurs écoles, dont elles demeurent à la tête pour la question de la gouvernance. C’est très important que les écoles, mais aussi les universités, aient, dans leur gouvernance, des représentants des secteurs économiques, des représentants des étudiants, des salariés et les écoles de commerce ont permis tout ceci au cours du temps.


Pour conclure… ?

Je suis ravi d’avoir pu échanger avec la communauté de l’IGPDE sur ces grandes questions de la gestion. Vous l’avez compris, cela concerne la transformation des structures, cela concerne les nouveaux environnements, cela concerne, aussi, la prise en compte de la transition écologique dans les organisations. Et puis, évidemment, la gestion, c’est le management, le management des hommes et des talents qui sont nécessairement à la source des transformations. Comme je l’ai dit, il y a une analogie avec la médecine, au sens positif. Il y a de la gestion préventive, il y a de la gestion curative et, en tout cas, la transmission, ce qui est fait dans les cycles de formation, est absolument, désormais, indispensable, que ce soit sous forme présentielle, que ce soit sous forme numérique, de manière à disposer, toujours, des talents nécessaires au bon moment. Merci de votre attention.   

Frank BOURNOIS,
Directeur général d’ESCP


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
public (25 novembre 2022). L’enseignement de la gestion en France, par Franck Bournois. Public ! Consulté le 16 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pwad


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