La contractualisation comme moyen de revendiquer une juridiction territoriale, par Eleanor Breton
La contractualisation est-elle vraiment l’outil d’une meilleure gouvernance entre les entités publiques ? Permet-elle d’instaurer un cadre de négociation d’égal à égal dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques ? Dans ce billet de blog pour Public !, Eléanor Breton, post-doctorante en sociologie au Conservatoire Nationale des Arts et Métiers (CNAM), s’intéresse à ces problématiques en analysant comment la contractualisation a été utilisée à l’échelon départemental lors des années récentes.
Par Eléanor BRETON
Quarante ans après les premières lois de décentralisation, la contractualisation est aujourd’hui un instrument privilégié de régulation des relations entre institutions publiques. À l’occasion du lancement d’une mission flash de l’Assemblée nationale en février 2020 sur la contractualisation, la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales en est d’ailleurs venue à parler de « République contractuelle » pour désigner le foisonnement des relations contractuelles que tissent les autorités publiques entre elles et leurs « territoires-gigognes ». Car les contrats d’action publique sont bien consubstantiels aux politiques territoriales. La plupart du temps menées sous la forme de partenariats multi-scalaires, à géométrie variable, entre les acteurs locaux (État déconcentré, agences, collectivités territoriales, chambres consulaires, etc.), les politiques territoriales contractualisées visent la prise en charge de besoins et de problématiques se voulant définis depuis « le terrain ». Les contrats sont ainsi devenus un parangon de la « gouvernance multi-niveaux » des territoires.
Sur quoi reposent ces relations contractuelles ? S’ils peuvent prendre des formes très variées, et concernent aujourd’hui l’ensemble des secteurs de l’action publique, les contrats d’action publique présentent trois caractéristiques communes : la discussion et la négociation entre les parties prenantes des orientations et des actions qui font l’objet du contrat ; la définition d’un calendrier pluriannuel de mise en œuvre du contrat ; la définition de la participation financière de chaque partie. Ils incarnent un type d’action publique d’inspiration libérale, volontariste et ascendante, fondée sur des accords de gré à gré entre institutions publiques. Ce modèle de « soft law » contraste ainsi avec une tradition jacobine d’intervention publique bien plus dirigiste et uniforme, héritée de l’histoire de la construction de l’État et qui a perduré jusqu’aux premières lois de décentralisation.
Pour ses promoteurs, la contractualisation a l’avantage d’être souple, de répondre aux besoins « de terrain » en favorisant la différenciation territoriale, et de reposer sur des processus de négociation entre parties prenantes plutôt que sur des règles surplombantes s’appliquant à tous, partout et tout le temps. Autant de caractéristiques essentielles au regard du paysage institutionnel français, au sein duquel les collectivités et l’État gèrent des compétences partagées et où aucune collectivité ne dispose formellement de pouvoir hiérarchique sur une autre.
Mais en creux de cette façade institutionnelle de la contractualisation, devenue norme de « bonne gouvernance », se niche une autre réalité, moins visible, qui renvoie aux rapports de force existant entre autorités publiques, dont les batailles se jouent aussi sur les territoires qu’elles administrent. En effet, la contractualisation est loin de n’être qu’un cadre conventionnel permettant l’exercice de politiques publiques partagées et la mise en place de (nouvelles) relations partenariales entre collectivités locales. Ainsi, les politiques de contractualisation sont des dispositifs permettant de construire et d’exprimer un rapport de pouvoir dans les formes pacifiées et valorisées du partenariat. Elles peuvent être aussi pensées par les institutions qui s’en saisissent comme une voie de renforcement politique, permettant la revendication ou l’exercice d’une juridiction sur « leur » espace. En ce sens, la contractualisation constitue un outil de (re)structuration des relations entre acteurs publics, et par ce biais, de ré-articulation des territoires entre eux.
C’est le cas emblématique des dispositifs contractuels mis en œuvre par un certain nombre de conseils départementaux à partir des années 2000 à destination des collectivités infra-départementales de leur territoire (communes et EPCI) alors qu’ils n’en avaient que très marginalement fait usage jusqu’alors. La contractualisation va alors remplacer – partiellement ou intégralement selon les cas – les traditionnelles subventions du conseil départemental allouées jusque-là aux communes et EPCI selon une logique de « guichet », par des financements fléchés sur les politiques volontaristes portées par le conseil départemental selon une logique de « projet ».
Si les conseils départementaux utilisent cet instrument pour territorialiser leurs politiques, c’est que le territoire départemental, comme échelon d’action publique, est de plus en plus contesté. Les réformes du gouvernement local qui se succèdent du début des années 1990 au début des années 2000 menacent directement le rôle et la place de l’institution départementale dans l’édifice institutionnel, qu’il s’agisse de ses relations avec les espaces infra-départementaux (communes, intercommunalités et pays) ou avec les espaces supra-départementaux, l’échelon régional principalement. Dès lors, la contractualisation devient un moyen pour l’institution départementale de s’affirmer comme un échelon d’action publique pertinent. Elle permet de donner les gages d’une démarche de conformation aux standards de la « bonne gouvernance », faisant ainsi montre d’une certaine « modernité » face aux accusations d’archaïsme. Elle permet aussi à l’institution départementale de recomposer ses relations politiques et ainsi de se repositionner dans la concurrence institutionnelle locale. La contractualisation peut donc s’analyser comme un mode de résistance de l’échelon départemental dans un contexte de fragilisation politique, visant à infléchir son rôle dans l’ordonnancement des territoires.
L’enjeu de la contractualisation pour les conseils départementaux est alors tout autant la territorialisation de leurs politiques à l’adresse des collectivités locales infra-départementales que la production et la légitimation d’un territoire départemental, autrement dit d’un espace (géographique) de référence sur lequel le conseil départemental aurait autorité, c’est-à-dire sur lequel il revendique une juridiction. Cette revendication de juridiction s’appuie sur une capacité à décrire ce territoire, à en recenser les besoins, à en définir les intérêts, et une compétence liée à décider pour lui. C’est pour cette raison que le contrat n’est pas simplement un outil « clé en main », immédiatement disponible. La mise en œuvre d’un système d’allocation de ressources territorialisé et contractualisé implique en effet l’élaboration par l’administration de dispositifs et de règles, d’organisations du travail, de savoirs et d’outils statistiques et cartographiques, et de modes d’occupation du territoire infra-départemental. Ces entreprises permettent alors au conseil départemental de structurer une « raison du territoire » départemental qui dépasse le seul cadre contractuel, que l’on songe à la production de « diagnostics de territoire », à la création de services de prospective ou d’observatoires départementaux dotés de systèmes d’informations géographiques (SIG), ou encore aux réformes de territorialisation des services du conseil départemental. Cette « raison du territoire » équipe le rapport du conseil départemental au département, qui cherche à fonder une capacité à définir un « intérêt départemental », désormais solidement ancré dans un territoire dont il prétend assurer pleinement la représentation. Ces ressources constituent ainsi des appuis qui permettent à l’institution départementale, à ses dirigeants et à ses agents, d’endosser un rôle d’« expert-prescripteur » de l’aménagement du territoire départemental.
Ce rapport au territoire n’est cependant jamais acquis une fois pour toutes et peut se trouver déstabilisé notamment par les concurrences entre niveaux de gouvernement qui se cristallisent dans les lois de décentralisation ou les oscillations de la vie politique. Ainsi, si le Premier ministre Manuel Valls annonçait en avril 2014 la suppression du conseil départemental à l’horizon 2021 avant de se raviser quelques mois plus tard, l’exécutif macronien a plutôt opéré un retour en grâce « surprise » du couple commune-département à la suite de la crise des Gilets jaunes et de la Covid 19 alors que les départements urbains étaient promis à la dissolution, tout en renforçant le rôle des préfets de département. Les derniers arbitrages de la loi 3DS qui vient d’être adoptée traduisent cette position de l’exécutif : en transférant des portions de routes nationales à l’institution départementale, sa compétence en matière d’aménagement du territoire a plutôt été confortée. Si on y ajoute l’expérimentation, prévue dans la loi de finances pour 2022, de recentralisation du RSA géré par les conseils départementaux, la menace ancienne qu’ils ont pu éprouver de se voir cantonnés au rôle de simples guichets redistributifs de l’État-providence, impliquant des marges de manœuvre et un rapport stratégique au territoire limités, semble – temporairement du moins – suspendue. Le rapport au territoire est ainsi une construction continue et permanente, dont les formes évoluent dans le temps, et qui peut se heurter à d’autres façons de le penser et de le produire, ou à des forces qui l’ignorent ou s’y opposent. Pour autant, les politiques territoriales de « contre-offensive » des conseils départementaux initiées il y a vingt ans et auxquelles les instruments contractuels ont servi d’appui semblent bel et bien s’inscrire dans la durée.
Eléanor BRETON
Docteure en sociologie
Conservatoire national des Arts et Metiers (CEET – Lise)
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
public (8 décembre 2022). La contractualisation comme moyen de revendiquer une juridiction territoriale, par Eleanor Breton. Public ! Consulté le 2 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pwae