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La confiance dans le contrat psychologique, par Denise Rousseau

Comment comprendre les accords écrits et non écrits qui sous-tendent les rapports entre employeurs et employés ? Comment interpréter les attentes réciproques, qui vont bien au-delà de ce qui indiqué dans le contrat qui les lie ?
La Pr. Denise Rousseau, professeure à la Carnegie Mellon University, s’est intéressée à ces questions pendant plus de 30 ans à travers sa théorie du « contrat psychologique ».
Dans cette interview inédite réalisée lors des 18e Rencontres internationales de la gestion publique, organisées par l’IGPDE sur le thème de la confiance, Denise Rousseau aborde ces questions et le rôle de la confiance dans le contrat psychologique.


Par Denise ROUSSEAU


Pourriez-vous vous présenter brièvement ainsi que votre parcours ?

Je m’appelle Denise Rousseau, je suis professeure à l’université Carnegie-Mellon aux États-Unis, en politiques publiques, et en école de commerce, ce qui est à la fois une dichotomie et une diversité ; d’étudiants et de problème.

J’ai commencé en tant que psychologue industrielle car mon père détestait son travail, et le fait de penser à la manière d‘améliorer la conception du travail, c’est ce qui m’a fait entrer en études de psychologie organisationnelle. Je suis la première dans ma famille à être allée à l’université et je voulais que cet enseignement soit utile.


Au fil du temps, en tant que psychologue organisationnelle, j’ai essayé de déterminer la meilleure façon d’aborder la question de l‘expérience des personnes au travail, et après environ 10 ans à étudier la conception du travail et les relations entre les responsables et les subordonnés, j’ai compris qu’il y avait une rupture dans la nature de la relation entre les gens et leurs organisations, et le concept du contrat psychologique m’est apparu.


Le contrat psychologique, c’est cette notion que les gens ont des croyances et une compréhension sur ce qu’ils doivent à leur employeur, et sur ce qu’ils peuvent attendre en retour. Et ce que je voyais était à la fois une forte violation de ce contrat psychologique, et la formulation d’une sorte de nouveaux accords qui semblaient fonctionner.


C’est un peu ce qui a tracé mon chemin ces dernières années, d’essayer de travailler sur le problème de : à mesure que les organisations changent, et nous devons changer, est-il possible de passer des accords que l’on peut tenir ? Et y a-t-il un moyen de changer, de mieux traiter les gens par rapport à la façon dont nous le faisons souvent ?

Qu’est-ce que le contrat psychologique ?

Lorsque je pense au contrat psychologique, et à la façon dont nous étudions le phénomène aujourd’hui, un contrat psychologique représente l’ensemble des croyances d’un individu. C’est un système de croyances, qu’est-ce qu’une personne doit à une autre, et qu’est-ce que l’autre lui doit en retour ?

C’est donc une relation de devoirs, basée principalement sur des promesses et des engagements, mais qui s’inscrit aussi dans le temps. Si le système continue sur le genre de contributions faites l’un envers l’autre, et à mesure que l’on reçoit plus de l’autre partie, on se sent souvent obligé de donner plus en retour. Ce ne sont donc pas uniquement des promesses, c’est aussi la qualité de ce qui est donné et reçu qui détermine l’évolution du contrat au fil du temps.

Est-ce lié à la théorie du don et du contre-don qu’a étudié par exemple le sociologue Marcel Mauss ?

Le travail de Mauss sur le don est très important, car l’idée de ce que l’on reçoit d’autrui, quelles ressources sont offertes et quelles ressources sont données en retour, définit non seulement la nature de la relation actuelle, mais aussi les attentes pour le futur. Et un des aspects importants du contrat psychologique, c’est qu’il s’agit non seulement de ce qui existe entre nous, mais également de ce qui pourrait arriver à mesure que nous avançons.

Pensez juste au pouvoir incroyable d’être capable de demander à quelqu’un de faire quelque chose aujourd’hui, pour une récompense ou un avantage qui ne se matérialisera que dans un certain temps. Vous avez l’avantage de leur contribution, leurs efforts, leurs grandes idées, leur investissement, et vous ne devez pas nécessairement donner quelque chose. Mais après un certain temps, si cette interaction continue, il peut s’agir de la personne que vous promouvez, celle que vous formez, celle à qui vous demandez : “qu’espérez-vous de ce travail ?” Et à mesure qu’elles avancent, la relation entre les deux personnes devient plus importante.

Si vous ne pouvez pas faire de promesses sur ce qui pourrait arriver dans le futur, ce n’est pas vivable. On ne peut que vivre au jour le jour. Ça a une grande valeur de pouvoir faire des promesses auxquelles les gens peuvent se fier, et si nous perdons la capacité de faire des promesses dans le futur, nous perdons énormément en capacité de contrôle et d’influence sur ce qui peut se produire dans le futur.

Et c’est pourquoi je pense que le contrat psychologique est important, pas seulement parce que la façon d’être traité compte pour les gens aujourd’hui, mais aussi parce que ce qu’ils vont anticiper du futur compte aussi, et nous allons accomplir beaucoup et sacrifier beaucoup dans le présent si nous pensons que le futur qui en découlera est convaincant. C’est très lié à la confiance dans le futur.

Quelle est la relation entre le contrat psychologique et la relation de confiance ?

Il y a une relation puissante entre cette notion du contrat psychologique et la confiance que les gens ont entre eux.

Le problème concernant la confiance : la confiance est fondamentalement la volonté d’une personne d’être vulnérable, de se mettre en danger face aux actions de l’autre personne. Et si un contrat psychologique porte sur les croyances et l’anticipation du futur, basé sur les interactions que nous avons aujourd’hui, il est fondé sur la confiance.

S’il n’y a pas de confiance, on ne peut pas former un contrat psychologique, ce qui veut dire que l’on ne peut pas faire de promesses aujourd’hui qui seront rémunérées demain ; vous ne pouvez pas demander de l’aide à quelqu’un maintenant pour avoir quelque chose en retour dans le futur. C’est seulement possible grâce à la confiance.

D’autre part, si un contrat psychologique existe, les gens sont convaincus qu’il y a un lien, une série de devoirs entre eux et une autre personne qui les aide à accomplir leurs objectifs, à leur dire à quoi s’attendre par la suite. La confiance va se renforcer, donc une certaine confiance est nécessaire pour l’établissement d’un contrat psychologique, mais la confiance augmente et se renforce à mesure que les contrats psychologiques sont vécus dans le temps. Et ce, s’ils sont respectés.

Quelle est la relation entre la défiance et la brèche du contrat psychologique ?

Lorsque que l’on parle de violation du contrat psychologique, cela signifie que la personne pense que l’autre partie n’a pas respecté ses engagements, n’a pas rempli ses devoirs. On pourrait logiquement s’attendre, si l’une des parties n’a pas respecté ses engagements, à ce que cela entraîne de la méfiance.

Mais il y a un phénomène très intéressant concernant les processus du contrat psychologique, car les contrats psychologiques sont dans la tête. Ils sont dans la perception, et ils sont dans le cœur. Le point de départ, duquel les personnes vivent leurs relations de travail est très important dans son évolution.

Et si on part d’une perception de confiance et d’ouverture, lorsque les gens ont confiance, ils visualisent la relation dans ses grandes lignes : “Je suis optimiste”, “Je ne scrute pas”, “J’avance au quotidien, en donnant et recevant… “

Mais lorsqu’il n’y a pas de confiance, la méfiance mène aux émotions négatives, en psychologie on parle d’état affectif négatif. L’état affectif négatif rend les gens plus vigilants, plus méfiants, sceptiques. Et lorsque vous scrutez, cela signifie que vous cherchez des divergences, que vous cherchez des problèmes, et si vous cherchez des problèmes, des divergences, vous vous demandez : “est-ce que l’autre partie a violé son contrat psychologique avec moi ?”, vous allez trouver.

Et donc, un des problèmes, c’est que lorsque l’on commence dans une position de méfiance, la violation du contrat psychologique s’aggrave. Sans même que l’autre partie ne devienne moins responsable, plus méchante ou insensible, c’est parce qu’on a changé les perceptions du côté de l’individu. Et si les gens se méfient, Ils évalueront très différemment les situations que s’ils étaient dans une position de confiance.

Pourquoi voit-on s’accroitre la défiance des citoyens envers les institutions politiques ?

L’idée que la méfiance a augmenté, et que c’est un phénomène de société, révèle certaines choses. Savoir que la méfiance est élevée signifie que la vigilance, que la recherche d’informations négatives, la recherche de preuves d’une violation de contrat, d’un comportement inconsistant et indésirable de la part du gouvernement, des autres, et c’est inhérent lorsque les gens partent d’une position de méfiance. Si vous cherchez des informations négatives, vous trouverez des indicateurs négatifs.

Mais vous avez posé la question importante : “comment en est-on arrivé ici ?” Réfléchissons aux choses qui amènent les gens à avoir un sentiment négatif du monde et d’eux-mêmes. C’est une chose d’avoir ça pour un individu, et ça peut évoluer au fil du temps, car les choses changent dans la vie d’une personne, mais lorsque la méfiance est un état sociétal, on chercherait des forces plus grandes qui ont créé des vulnérabilités, qui ont rendu les gens moins sûrs d’eux, plus vulnérables, et ayant besoin de scruter le monde autour d’eux pour découvrir ce qui ne va pas, “comment je peux gérer ça.”

Je citerais deux choses qui sont très importantes : la première c’est le niveau croissant du manque de confiance en soi dans le risque qui est maintenant généralisé sur la population, sur les familles et les individus, plutôt qu’absorbé par le gouvernement et les organisations.

Le fait qu’une charge plus importante de services sociaux incombe aux individus, et n’est pas fournie par nos entreprises, ou par notre gouvernement en est peut-être une cause. Je pense que nous pouvons désigner le Reaganomics et le Thatchérisme comme les sources de cette forme de manque de confiance, comme le risque a été déchargé sur la population générale, et les gens ne sont pas toujours bien préparés pour absorber ce risque.

Le deuxième problème, à part le fait que le risque se déplace vers les individus, est, je pense, l’idée qui est vraiment au cœur des contrats psychologiques qui fonctionnent : le but des contrats psychologiques est de construire un futur qui vous plaît, dans lequel vous êtes optimiste : “Si je me sacrifie et que je travaille dur aujourd’hui demain sera meilleur.” Et j’ai le pressentiment que nous avons perdu foi en le futur.

En tant qu’Américaine – et mon pays a été bâti sur la croyance que le futur sera meilleur que le présent – en tant qu’enfants d’immigrants, pourquoi viendrait-on, à moins de penser qu’on trouverait quelque chose de mieux ? Lorsque nous commençons à perdre ce sentiment de pouvoir rendre le futur meilleur, c’est une source de grande méfiance et de doute dans la société qui nous entoure. Et ça soulève la question : « Que devrions-nous faire à propos de ça ? », « Comment gérer ça ? ».

Je pense que l’enjeu crucial est d’augmenter la capacité des gens à pouvoir développer des compétences, des connaissances et des informations concernant les opportunités qui leur sont disponibles. Donc c’est la formation et l’éducation, mais c’est aussi les liens sociaux, car une bonne partie de notre capacité à résoudre des problèmes et à tracer notre chemin dans ce monde existe parce que nous sommes connectés à d’autres personnes, nous sommes connectés aux gens qui vont nous aider. Nous sommes connectés aux gens que nous aidons, et qui nous aident en retour.

Notre isolation sociale peut avoir également augmenté à un moment où les gens absorbaient plus de risques. On avait moins de temps pour les amis, moins de temps pour des organisations bénévoles, moins de temps pour la société civile qui rend la vie riche et savoureuse. Donc comment revenir à ça ?

En tant que personne travaillant dans le domaine de la gestion du changement, une des choses dont je me suis rendue compte, c’est que la plupart des véritables changements se produisent sur les réseaux sociaux. Ça n’arrive pas au niveau individuel, mais au niveau des communautés, des groupes de travail, et des groupes de personnes dans des organisations ou dans le secteur privé, qui s’intéressent à ce problème.

Donc l’idée ce serait : comment alimentons-nous et soutenons-nous des petits groupes sociaux locaux pour aider à participer à la résolution des problèmes locaux ? Comment les encourageons-nous à mieux faire les choses ?

Plutôt que de penser que les gouvernements fournissent des services, pourquoi ne pas penser qu’ils fournissent du soutien, pour que les gens puissent identifier les services dont ils ont besoin et travailler avec eux.

Les Canadiens sont probablement meilleurs en gouvernement que les Américains aujourd’hui. Le Canada fournit de nombreux bons exemples de manières dont la communauté et le gouvernement se rassemblent pour dire : “nous avons un problème ici dans notre ville, il y a beaucoup de gens pauvres.” Mais le problème n’est pas l’idée de mieux s’occuper des gens pauvres, c’est d’aider les gens à être moins pauvres ; les aider à faire des choses qui les feront sortir de la pauvreté.

Et les gens ont des informations sur ce qu’ils peuvent et veulent faire, qui les aideraient à être moins pauvres : le genre de travail qu’ils pourraient faire, comment ils pourraient s’entraider, de quel soutien ils pourraient bénéficier.

Je vois ce genre de participation locale comme un moyen de réduire le manque de confiance en soi et l’état affectif négatif, en étant plus optimiste sur le fait que les promesses que nous faisons peuvent être tenues, et aussi de permettre aux gens qui devront probablement absorber plus de risques que nous, dans nos vies d’il y a 50 ans à être plus capable de s’adapter, afin de pouvoir gérer le risque qui se présente.

Comment prévenir la brèche du contrat de confiance ?

Je suppose qu’il y a deux choses : l’une est d’éviter les actes qui portent atteinte aux engagements que l’on a pris, c’est la première chose.

Qu’est-ce que ça signifie ? Une personne sage, c’était probablement un Français, a dit : “la moitié des promesses jamais tenues n’ont jamais été faites.” C’est-à-dire que nous sommes convaincus de ce qu’on nous doit, mais ce n’est pas nécessairement la réalité. Ce n’est pas nécessairement ce que l’autre partie, notre patron, notre organisation a compris.

On a une meilleure compréhension de ce qu’on nous doit lorsque nous communiquons mieux entre nous. Plus vous parlez avec les gens, plus vous passez de temps avec eux, plus leurs idées sur ce qu’ils se doivent mutuellement sont précises et communes. Plus vous êtes distant, moins les idées sont précises et moins vous êtes d’accord.

Donc, pour ce qui est de faire en sorte que les gens puissent avoir des idées communes sur ce à quoi ils peuvent s’attendre et sur ce qui leur est dû, la qualité de la communication est importante.
Mais il y a une deuxième partie. Il y a donc un lien avec la nature de la relation.

L’autre partie, et du point de vue du gouvernement je pense que c’est une grande problématique, est que plus les gens sont capables d’être autonomes et de s’autogérer, plus il est facile pour eux de s’en sortir quant à leurs relations aux autres. Donc, quand un accord doit changer, quelqu’un qui a des ressources à la banque, quelqu’un qui a de fortes compétences, quelqu’un qui a appris à être proactif et qui participe à la résolution de problèmes sera plus à même de faire face au changement.

Nous devons donc aider les gens à être plus tenaces. Nous ne pouvons probablement pas changer le rythme du changement. Mais nous pouvons gérer la qualité de l’intervention. Nous pouvons également aider les gens à être plus résistants.

Comment devenir plus résistant ? Si j’avais un groupe d’étudiants en MBA devant moi, je leur dirais : “commencez à économiser votre argent”, car si vous avez épargné et que vous n’aimez pas ce qui se passe dans votre entreprise, vous démissionnez.

Pour les citoyens moyens, ce choix n’est pas si bon. D’abord car ils ne veulent pas laisser leur maison. Ils ne veulent pas tout lâcher et partir ailleurs. Le simple fait de pouvoir aller ailleurs n’est donc pas nécessairement une solution aux problèmes engendrés par le changement.

Dans ce cas, nous voulons vraiment avoir des gens autonomes, capables d’exprimer ce dont ils ont besoin et ce qu’ils veulent, capables de négocier la façon dont ils y parviennent, et comme je l’ai déjà dit, plus les gens ont de liens sociaux, moins ils sont isolés, plus ils sont connectés, plus ils sont complices de “pouvez-vous m’aider, je vous donnerai ceci en retour”, plus il est possible d’élargir et de renforcer leur plan d’action, leur champ de négociation, et moins ils sont vulnérables à la perte ou à la menace d’un employeur ou d’une entité de leur communauté.

La force de plusieurs liens est très importante. Ce qui nuit tant aux gens dans le contexte d’une rupture de contrat psychologique, c’est quand il s’agit d’une relation clé dans leur monde et qu’ils vivent dans la peur de la perdre. Si vous rendez une relation moins importante afin d’avoir de multiples ressources, même dans cette relation, dans cette relation professionnelle, les gens agiront différemment avec leur patron, avec l’entreprise, s’ils sont poussés par leur force.

Personne n’est un bon partenaire dans une relation si on est en position de faiblesse.

Denise ROUSSEAU
Professeure en comportement organisationnel et politique publique
à la Carnegie Mellon University

NB : Cette interview inédite de la Professeure Denise Rousseau a été réalisée le 22 mai 2019 à l’occasion des 18e Rencontres internationales de la gestion publique organisées par l’IGPDE au Centre de conférences Pierre Mendès France du Ministère de l’Économie et des Finances sur le thème de la confiance.

Denise M. Rousseau est professeure et titulaire de la chaire en comportement organisationnel de l’université H. H. Heinz-II (Carnegie Mellon University, USA). Elle est docteure en psychologie et anthropologie et directrice de l’Institute for Social Enterprise and Innovation ainsi que du programme Management et Politique de santé et bien-être. Membre élue de la Society for industrial/organizational Psychology, de l’Association américaine de psychologie ainsi que de l’Academy of Management, elle est également fondatrice du réseau international Center for Evidence-Based Management.
Elle a développé la théorie du « contrat psychologique » pour expliquer la relation informelle entre employé et employeur et le concept d’idiosyncrasie en matière d’emploi. Ses travaux récents portent sur des pratiques de gestion axées sur les éléments de preuve aux décisions organisationnelles.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
public (27 juillet 2022). La confiance dans le contrat psychologique, par Denise Rousseau. Public ! Consulté le 12 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pwab


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